Nous sommes en 1971 et Fischer est aujourd’hui en course pour le championnat du monde 1972. Le roi des échecs se nomme alors Boris Spassky et il faut encore franchir les matchs de Candidats pour pouvoir prétendre s’y frotter. Mais l’américain a bien débuté dans cette phase en l’emportant par un impressionnant 6 à 0 face à un des forts joueurs soviétiques de l’époque : Mark Taïmanov. Son match suivant l’oppose à l’espoir des échecs européens, et longtemps considéré comme seul espoir face au rouleau compresseur russe : le danois Bent Larsen.

Né en 1935, ce dernier a appris à jouer tardivement, à l’âge de 12 ans lors d’une période de rétablissement après une méchante maladie qui l’avait affaibli. Il progresse très rapidement et empoche son titre de Maître en 1955, puis le titre de Grand-Maitre l’année suivante en réalisant le meilleur score des premiers échiquiers lors des Olympiades à Moscou. Il est rapidement considéré comme le meilleur joueur européen. En 1960, il prend part à de nombreux tournois, remportant la victoire dans plusieurs grands événements internationaux, et ce devant les grands joueurs soviétiques. Ses succès sont le fruit d’un style provocateur, entreprenant, et Larsen n’a pas peur de prendre des risques très tôt dans la partie pour amener des positions combatives où il excelle. Malheureusement, ce style n’eut pas le même effet et ne produit pas les mêmes résultats lors des matchs des Candidats. A Denver, il fait face à Bobby Fischer et il sait que la tâche sera rude dès la première partie (que nous verrons juste après en détail). Ce match restera sans aucun doute comme l’un des pires souvenirs dans sa brillante carrière, car l’américain lui infligera un sévère 6 à 0 également, ruinant à jamais ses espoirs de devenir un jour champion du monde : en effet, Larsen ne s’en remettra jamais.

Le danois a par la suite continué à jouer à haut niveau jusqu’à la fin des années 80 et joue toujours occasionnellement de nos jours. Il est aujourd’hui journaliste pour les échecs et a même assisté Zsuzsa Polgar dans son parcours pour le championnat du monde féminin durant les années 90. Même s’il ne vit plus aujourd’hui au Danemark, préférant le climat sud-américain, il aura contribué à développer le jeu d’échecs dans son pays où son nom est connu de tous.

La partie :

Fischer y joue l’ouverture solidement, et Larsen éprouve le besoin d’aller chercher un pion indigeste pour éviter de se faire étouffer lentement. Fischer obtient alors une puissante initiative, et refuse de se laisser acheter par les propositions du danois à lui rendre le pion de plus. Finalement, Larsen trouve un moyen original de reprendre l’initiative tout en laissant ses deux fous pour une tour au passage. Il rate alors quelques suites qui aurait peut-être pu sauver la partie, et se lance à la traque du roi blanc. Mais Fischer y répond à l’aide de quelques jolies pointes, amenant par la force une finale intéressante qui lui est clairement favorable.

Il est difficile de s’imaginer qu’il s’agit là de la première partie d’un cinglant 6-0 en faveur de l’américain !

Fischer,R - Larsen,B
Denver, 1971
Défense Française

1.e4 e6 2.d4 d5 3.Cc3 Fb4

Larsen utilise beaucoup d’ouvertures tranchantes, et bien souvent sait s’adapter pour mieux contrer ses adversaires. De son côté, et tout au long de sa carrière, Fischer a semblé expérimenter des problèmes à chaque fois qu’il a fait face à la Winawer.

4.e5 Ce7 5.a3 Fxc3+ 6.bxc3 c5 7.a4

Fischer croyait fermement que cette ouverture n’était pas saine positionnellement côté noir, d’où son choix habituel d’utiliser ce coup positionnel pour la contrer, plutôt que d’entrer dans les variantes tactiques à base de 7.Dg4. Le fou va venir se placer en a3, et exercer une pression sur la diagonale a3-f8 pour pointer l’affaiblissement des cases noires. En poussant le pioin a, les Blancs éliminent les possibilités noires basées sur …Da5-a4 et qui entravent les Blancs à l’aile-dame.

7…Cbc6 8.Cf3 Fd7 9.Fd3!? Dc7

9…0-0 n’est pas bon à cause du sacrifice classique 10.Fxh7+ Rxh7 11.Cg5+ Rg6 (11…Rg8? 12.Dh5 Te8 13.Dh7+ Rf8 14.Dh8+ Cg8 15.Ch7+ Re7 16.Fg5+ force le mat.) 12.h4 avec une très forte attaque.

10.0-0 c4 11.Fe2 f6 12.Te1!

Les Blancs placent leur tour sur la colonne e, non pas pour supporter leur pion e5, mais pour maximiser leur initiative dans le cas où les Noirs voudraient s’en emparer.

12…Cg6

Après 12…fxe5 13.dxe5 les Noirs ne doivent même pas regarder à 13…Cxe5?? à cause de 14.Cxe5 Dxe5 15.Fh5+ qui gagne sur le champ.;

12…0-0 13.Fa3 Tf7 14.Fd6 donne un jeu agréable aux Blancs.

13.Fa3! fxe5

C’est peut-être une décision risquée, mais certainement pas une mauvaise décision. En tous cas, c’est typique du style de Larsen - un style qui lui a jusqu’ici rapporté pas mal de belles victoires.

14.dxe5 Ccxe5 15.Cxe5 Cxe5

Après 15…Dxe5?! 16.Fxc4 Dxc3 17.Fxd5 0-0-0 18.Te3 Le roi noir va se retrouver sous le feu d’une attaque à l’aile-dame.

16.Dd4 Cg6

16…0-0-0 est mauvais : 17.Dxa7 Cc6 18.Da8+ Db8 19.Dxb8+ Rxb8 20.Fd6+ Ra7 21.f4 avec un important avantage positionnel, car les Noirs n’ont pratiquement aucun moyen d’activer leurs pièces.;

16…Cc6?? est encore pire : 17.Fh5+ Rd8 18.Dxg7 gagne immédiatement.

17.Fh5!

Fischer est plus intéressé par la domination des cases centrales que pour regagner son pion de retard en prenant en g7, ce qui lui aurait couté l’initiative. 17.Ff3!? est une alternative intéressante, car 17…0-0-0 (17…Rf7 invite au sacrifice 18.Fxd5 exd5 19.Dxd5+ Rf6 20.Fc5 et il n’est pas facile de défendre la position noire.) 18.Dxa7 est similaire à la note donnée au coup précédent.

17…Rf7

17…0-0-0 18.a5! avec l’intention de jouer Fc5 (18.Dxa7 b6 19.Da8+ Db8 20.Dxb8+ Rxb8 21.Fd6+ Rb7 ne donne pas grand chose aux Blancs.) 18…a6 19.Fc5 et maintenant :

a)
19…Tde8 semble passif, mais maintenant …e5 est une idée qui rentre en ligne de compte pour les Noirs, et il n’est alors pas simple d’augmenter la pression pour les Blancs. 20.Tab1?! (20.Fb6 semble judicieux.) 20…e5 21.Dxd5 Cf4.

b) 19…e5 20.Dxd5 Cf4 21.Dxe5 Dxe5 22.Txe5 Cxh5 23.Txh5 amène les deux joueurs dans une finale de tours avec des fous de couleur opposée et dans laquelle les Noirs ont de bonnes chances d’espérer annuler. Remarquez cependant que la présence des tours rend la chose plus compliquée que dans le cas d’une simple finale de fous de couleur opposée.

18.f4!

Les Blancs instaurent des menaces potentielles à base de f4-f5. En général, ouvrir la colonne f semble logique puisque le roi noir bien juste d’y établir résidence.

18…The8 19.f5 exf5 20.Dxd5+ Rf6

Meilleur que 20…Te6? 21.Dxf5+ Tf6 22.Te7+ ou que 20…Fe6? 21.Txe6 Txe6 22.Dxf5+ Tf6 23.Dd5+ Te6 24.Tf1+ et la tour en e6 tombe entre les mains des Blancs.

21.Ff3!?

Ce coup a été critiqué, mais les alternatives proposées ne sont pas plus convaincantes :

a) 21.g4 Db6+ 22.Fc5 Dc6 23.Dd4+ (23.Dxc4 menaçant h4 pourrait être ici tenté.) 23…Rg5!? devrait suffire aux Noirs pour s’en sortir.

b) 21.Fd6 Dd8 (21…Dc6 22.Dd4+ Rf7 23.Ff3 suivi par Fd5+ est excellent pour les Blancs.) 22.Ff3 (22.g4 Db6+) 22…Fc6 23.Dd4+ Rf7 24.Fxc6 bxc6 25.Dxc4+ Rf6 26.Dxc6 Db6+ et la faiblesse des pions blancs r éduit leurs chances de gain dans la finale qui va suivre.

21…Ce5!

L’une des grandes forces de Larsen est sa capacité à trouver des suites piègeuses, et de retourner la situation dans des positions où d’autres joueurs pourraient eux, se contenter d’une défense acharnée. C’est ici le cas. Avec son dernier coup de cavalier, Larsen amène une position où, bien qu’au prix d’un peu de matériel, il a réussi à reprendre l’initiative et à créer quelques menaces réelles envers le roi blanc. Les autres coups ne posent pas tant de problèmes aux Blancs :

a)
21…Fe6 22.Dd4+ Rf7 23.Tab1 (ou 23.Fd6 et 24.Tab1) 23…Tad8 24.Dxa7 Fc8 25.Txe8 Rxe8 (25…Txe8 26.Fd5+ Rf6 27.Dd4+ Et les Blancs sont nettement mieux. Rybka propose ici 27.Fd6! Dxd6 28.Tb6 Td8 29.Txd6+ Txd6 30.Dc5 Td7 31.g3 avec un gain facile pour les Blancs.) 26.Dc5! Dxc5+ 27.Fxc5 et la finale blanche est prometteuse en raison de l’activité nettement supérieure de leurs pièces.;

b) 21…Txe1+ 22.Txe1 Te8 23.Dd4+ Rf7 24.Tb1! b6 25.a5 donne aux Blancs une méchante attaque sur l’ensemble de l’échiquier.

22.Dd4!

Maintenant, 23.Fd6 est une puissante menace. A la place 22.Txe5? Txe5 23.Dd4 Db6! ne sauve pas seulement les Noirs, mais leur donne carrément l’avantage.

22…Rg6

Certainement pas 22…Tad8? 23.Fd6 Da5 24.Fd5 et la position noire s’écroule.

23.Txe5 Dxe5

23…Txe5? 24.Fd6 laisse les Blancs avec une pièce de plus.

24.Dxd7 Tad8

Après 24…Dxc3 25.Dd6+ force 25…Df6 (et surtout pas 25…Rg5?? 26.h4+ Rxh4 27.Df4#) et les Noirs échouent dans leur tentative à créer du contre-jeu. Les deux fous blancs dominent la position noire de la tête et des épaules.

25.Dxb7 De3+?!

Ce coup extrêmement tentant ne marche pas. A la place 25…Dxc3 aurait sans doute du sauver les Noirs :

1)
26.Db1 26…Te5 Un coup trouvé par Yakov Murei 27.Fb4 (27.Fb2? De3+ 28.Rh1 Tb8) 27…De3+ 28.Rh1 c3 avec égalité.

2) 26.Dc6+ Rg5 et maintenant :

2a)
27.h4+?! 27…Rxh4 28.Dc7 Dxa1+ 29.Rh2 (29.Fc1 Dxc1+ 30.Rh2 est une tentative de sacrifier la plupart des pièces blanches pour forcer le mat. Le soucis, c’est qu’après 30…Td6! 31.Dxd6 Rg5 il n’y a pas de mat, et les Noirs ont toujours du matériel de plus.) 29…Rg5 (plutôt que 29…De5+ 30.Dxe5 Txe5 31.Fc1 menace g3 mat 31…f4 32.Fxf4 g3 mat menace toujours. 32…Tg5 33.g3+ Txg3 34.Fxg3+ avec une finale difficile pour les Noirs.) et l’attaque blanche n’est pas suffisante. Par exemple : 30.Fe7+ Txe7 31.Dxe7+ Df6.

2b) 27.Fc1+ f4 28.h4+ Rf5 29.g4+ fxg3 30.Rg2 Dd4 (30…Dxa1 31.Fg4+ laisse aux Blancs plus de possibilités dangereuses, car leur roi est en sécurité et ne craint pas les échecs de la dame noire. Si 31…Rxg4?? suit 32.Df3+ Rxh4 33.Dxg3+ Rh5 34.Dg5#) 31.Rxg3 Dxa1 32.Fg4+ Re5 33.Dc5+ Rf6 34.Df5+ Re7 35.Fg5+ Rd6 36.Ff4+ et les Blancs ne trouvent que la nulle dans cette position.

26.Rf1

Forcé car 26.Rh1 De1+ mate au coup suivant.

26…Td2

La contre attaque noire parait effrayante. Pourtant, Fischer va enchainer une séquence de puissants coups qui vont démontrer que tout cela n’est qu’illusion.

27.Dc6+ Te6 28.Fc5!

Le point d’exclamation n’est là que pour récompenser l’aspect esthétique de ce coup, qui laisse la dame en prise et permet en même temps un double échec. C’et de plus le seul coup blanc dans cette position.

28…Tf2+ 29.Rg1

Fischer a vu dans ses calculs que la meilleure possibilité noire repose dans une finale où la dame noire est inférieure à la paire de fous blanche, épaulée par leur tour.

29…Txg2+ 30.Rxg2 Dd2+ 31.Rh1 Txc6 32.Fxc6 Dxc3

Le jeu contre le roi noir exposé va aider les pièces blanches pour le moment éparpillées sur l’échiquier, à se récoordonner.

33.Tg1+ Rf6 34.Fxa7

Il est très important que les Blancs réussissent à se créer un pion passé, qu’ils seront ensuite capable de protéger et d’avancer.

34…g5

35.Fb6 Dxc2 36.a5 Db2 37.Fd8+ Re6 38.a6 Da3?!

Dans une position avec autant de pièces actives et les deux rois exposés, il n’est guère surprenant que les coups précédant le contrôle de temps soient imprécis. 38…Dd4!? Centralisation de la dame… Un des principes fondamentaux pour cette pièce. C’est la suite qui propose le plus de résistance. Par exemple : 39.Fc7 (39.Te1+ Rd6 est inférieur.) 39…Dc5 40.Te1+ Rf7 41.Fe8+ Rf8 42.Fxf4 Da5 et le pion a tombe, réduisant ainsi fortement les chances de gain blanc.

39.Fb7

39.Te1+!? permet également de coordonner les pièces blanches. 39…Rf5 (39…Rd6?? 40.Fe7+ gagne la dame.; 39…Rf7 40.Fd5+ Rg6 41.Fe7 et la menace Tg1+ qui pousse les Noirs à amener leur roi sur la colonne h, ou l’autre menace de pousser le pion a à dame, sont trop fortes. 41…Dxa6?? 42.Te6+ gagne sur le champ.) 40.Fe4+ Rg4 (Après 40…Re5 41.Fb6 le pion a va à dame. 41…Dxa6?? 42.Fb7+ gagne.) 41.Tg1+ Rh5 42.Txg7 Da1+ (la menace était mat en deux par 42…– 43.Txh7+ Rg4 44.Th4#) 43.Tg1 Dxa6 44.Ff3+ Rh6 45.Fc7 et le roi noir est dans la boite. 45…Df6 46.Tg4! Da1+ 47.Rg2 Db2+ 48.Rh3 et Fxf4+ suit… Les Blancs gagnent.

39…Dc5?!

39…Db2 40.Te1+ Rd6 41.Fg5 ne permet aux Noirs que de prolonger un peu la partie.

40.Tb1 c3?! 41.Fb6!

et le pion a ne peut être stoppé : 41.Fb6 c2 42.Te1+ De5 et maintenant 43.Txe5+ Rxe5 44.a7 est le plus simple 44…c1D+ 45.Fg1 et a8=D. Les Blancs ont alors deux fous de plus et un roi à l’abri. Le gain ne pose aucun problème.

1-0

Enseignements à retirer de cette partie :

1) Choisissez une ouverture avec laquelle vous pensez gêner votre adversaire, et qui ne va pour autant vous poser un problème de même nature.

2) Lorsque vous avez sacrifié du matériel pour l’initiative, ne vous ruez pas sur la première occasion de refaire votre retard en regagnant le matériel investi, surtout lorsqu’il y a possibilité d’augmenter la pression et de forcer votre adversaire à faire de plus amples concessions.

3) La prise de décision dans une finale complexe peut souvent être simplifiée en repérant les pions dangereux - les pions importants qui sont souvent avancés dans la course à la promotion - et en cherchant comment avancer les siens tout en stoppant ceux de l’adversaire.

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